À ce moment précis de ma vie de nouveau célibataire, j’avais envie de tout sauf de triolisme, eût-il été purement thérapeutique. Plus tard peut-être, mais pas avant de m’être refait un corps parfait. Tel était mon objectif. Sous les bourrelets graisseux, mes abdominaux d’ancien sportif se contractèrent machinalement pour éviter ce flux de sang dans mon chakra intime. Une brève image de mon ex-canapé Ikéa surgit dans mon cerveau primate, sous espèce du singe bonobo. Il me sembla d’avoir vécu la scène : les stagiaires avaient pris la place de Lisa de chaque côté de mes cuisses redevenues fermes et sculptées comme au temps de mes années foot.
La brune se cambra voluptueusement au-dessus du comptoir. Sous sa blouse blanche, son buste de statue hellène laissait deviner deux pointes quasiment identiques à celles de sa copine, avec une dureté plus marquée, proche du marbre.
Nouveau spasme dans mon slip, plus violent que le premier. Je lâchai malgré moi un gémissement étouffé.
– Houurrg !
– Vous êtes sûr, insista la blonde dont les joues avaient pris des teintes roses ?
– Oui oui, dis-je en évitant leurs yeux pénétrants, j’ai dû faire un faux mouvement, rien de grave. J’ai l’habitude.
Le vieil apothicaire apparut dans le fond du magasin et interrompit l’interrogatoire. Il sortit d’une espèce de porte pivotante encastrée dans le mur : l’entrée du laboratoire. La stagiaire rejoignit sa collègue d’un pas hésitant, se retournant vers moi dans une élégance de mannequin de chez Chanel.
Décidé à oublier mes fantasmes pour un temps, je fixai le pharmacien comme un messie.
– Haa ! Monsieur Velpo ! Bonjour.
– Mais bonjour monsieur Nervi. Alors ? Que se passe-t-il ? En quoi puis-je vous être utile?
J’expliquai toute l’histoire au petit homme. Il ajusta plusieurs fois ses lunettes pour lire sur mes lèvres : « Pardon ? vous dites ?».
Je recommençai en articulant, mais ma voix restait très basse.
Cachées derrière l’ordinateur, les deux stagiaires se tenaient silencieuses. Entre mes chuchotements, montait parfois le clapotis de leurs ongles félins sur le clavier.
Mon exposé de l’accident terminé, le pharmacien se pinça le bouc et disparut par la porte magique.
– Je reviens tout de suite.
Je m’appuyai au comptoir sur un coude, le dos légèrement tourné aux étudiantes.
Quelques rires étouffés giclaient parfois de derrière l’écran. Dans mon pantalon de survêtement la douleur montait à vitesse grand V. Pourquoi diable étais-je monté sur ce maudit trampoline ?
Au bout de cinq minutes qui me parurent une éternité, le pharmacien réapparut. Il tenait dans une main un pot blanc et dans l’autre une espèce de slip encore plus blanc : – Voilà ce qu’il vous faut Monsieur Nervi, lança-t-il à voix haute, deux applications matin et soir pendant une semaine. Je vous suggère fortement de porter ce suspensoir pendant toute la durée du traitement, ceci pour éviter la tension des bourses.
J’oubliai ma douleur un instant.
– Mais si vous constatez le moindre œdème, cria-t-il plus fort, ou le moindre hématome, n’hésitez pas à consulter un urologue sans tarder.
À ces mots, les jeunes filles se levèrent de leur cachette et avancèrent vers moi d’un pas décidé. Mon cœur de sportif habituellement très lent battait comme un tambour. Le pharmacien leur remis mon précieux achat et s’en alla tout au fond du long comptoir en fer à cheval.
– À bientôt Monsieur Nervi, je dois y retourner, l’administratif vous savez, il ne vous laisse jamais tranquille !
– Pas de soucis. Merci docteur et pardon de vous avoir dérangé.
– Mais il n’y a pas de mal, vous avez très bien fait. Merci à vous et à bientôt, je vous laisse en bonnes mains.
Il ne croyait pas si bien dire. La blonde pliait déjà mon slip médical. Ses mains sûres semblaient avoir fait ce geste durant des années. Elle le glissa précautionneusement dans son étui cartonné. J’aperçus la taille sur le côté de l’emballage : la lettre « M»
– Est-ce que la taille vous convient monsieur ? dit-elle en passant son index replié dans une des deux poches. Les coques me paraissaient énormes, moulées pour des chevaux en période de rut.
– C’est quelle taille s’il vous plaît ? ça me paraît grand.
– Taille moyenne répondit-elle en me fixant longuement.
Telle une chatte immobile prête à bondir sur une souris, ses pupilles se dilatèrent à grande vitesse, effaçant le bleu marine de ses yeux. Je réprimai une violente contraction de mon testicule gauche. Sa copine brune tapota sur la caisse enregistreuse et rajouta :
– C’est ce que nous proposons en général au début du traumatisme. Mais si l’œdème augmente, il faudra nous rappeler au plus vite monsieur Nervi, pour changer de taille. Il ne faut absolument aucune compression.
– D’accord, d’accord, ça ira je pense. Merci beaucoup mesd…dames
– Bien rattrapé ! Mais de rien, c’est un plaisir de vous aider monsieur. N’est-ce pas Kléa ?
– Oh oui ! Nous sommes là pour ça ! N’hésitez pas à nous rappeler surtout.
– Merci. C’est gentil.
Quelle connerie de dire « c’est gentil » à des perles comme ça ! C’est tellement rare de nos jours l’entraide intersexe. J’étais gêné comme un gosse. Face à autant d’aplomb, je me sentis rougir du cou au front. Je n’avais jamais ressenti un tel incendie. J’avais envie de tout laisser sur le comptoir et de partir en courant. Mais à choisir entre cette tenaille insupportable qui me broyait le bas-ventre et la honte qui me brûlait les joues, j’optai pour la honte. Je baissai lâchement les yeux.
– Merci mesdames, à bientôt.
Je pris mon petit sac plastique, payai les stagiaires sans les regarder et m’avançai vers la sortie. Au premier pas, je crus m’évanouir de douleur. Je serrai les dents et écartai les jambes. Cinq ou six pas me séparaient de la porte, que j’exécutai dans un effort surhumain.
– Je peux vous ramener en voiture si vous voulez, dit la brune aux grands yeux noirs,il faut que je livre un client dans votre quartier.
– Non ça ira, merci, répondis-je en poussant la porte.
– Vous êtes sûr ? cria Velpo du fond du comptoir, Kléa doit livrer des médicaments à un de nos nombreux clients handicapés, pas loin de chez vous.
– Oui! Attendez-moi monsieur Nervi ! ajouta-t-elle en retenant la porte, la voiture de la pharmacie est juste là. »